JLP: Pourquoi avez-vous choisi ce titre pour votre livre ?

Anissi Chamsiddine: Il s’agit pour moi de questionner le pays. Je n’ai pas de vérités sur la question de la souveraineté, mais j’ose croire que le pays en son histoire contient les éléments de réponses, dont nous avons besoin. Elles méritent d’être entendues et partagées.

JLP: Dans l’avant-propos, vous dites que « l’insularité comme difficulté est une fable sans avenir que certains s’évertuent à défendre ».

Anissi Chamsiddine: Dans les années 1970, une époque où certains d’entre nous se battaient pour l’indépendance, les divisions s’exprimaient plutôt en termes de classe ou se réclamaient d’une idéologie. Depuis qu’on a décrété la mort du citoyen, j’ai l’impression que les luttes se sont déplacées sur des questions de territoire, de communauté, et bientôt de religion. J’ai l’impression que ceux qui revendiquent la cause insulaire ont oublié qu’il y a une réalité autrement plus complexe, qui concerne l’ensemble de l’archipel. Si on s’attelait à une réflexion assidue, on découvrirait que leurs arguments ne tiennent pas devant l’adversité coloniale, qui, elle, broie tout le corps de l’archipel, sans exclusive. Elle ne dit jamais « ce sont des anjouanais ou des grands-comoriens, laissons-les tranquilles ». Ce qu’elle veut, c’est embarquer tout le pays dans ses enjeux, et nous, pendant ce temps, nous nous mettons à défendre des territoires communautaires, qui ne correspondent en rien à la réalité.

JLP: Dans la dernière phrase de l’avant-propos, vous évoquez une perspective particulière…

Anissi Chamsiddine: Il faut relire le texte pour comprendre. « Pour que Ndzuani demeure à l’endroit où elle est, il est besoin d’un Etat fort, qui, en regroupant ces bouts d’archipel, s’avèrera plus résistant face à l’adversité. La question des frontières historiques à laquelle nous tenons tous se résume à cette seule équation. Il n’est pas besoin, de dix ans d’université pour comprendre que l’île, seule dans un coin, reste une proie facile à broyer, entraînant toutes les autres îles dans sa chute (…) Nous savons tous ce qui nous relie d’une famille à l’autre. C’est cela qui fonde le tronc commun. En retrouvant le sens d’une telle perspective, nous retrouverons, possiblement, le goût de l’autre face à l’adversité, qui, elle, travaille à saper nos liens depuis le début ». Est-ce que j’ai besoin de vous faire un dessin, après ça ?

JLP: Dans le chapitre III de votre livre, on comprend que l’entente est plus importante que toutes les autres formes de richesse. Est-ce que le pouvoir central exploite la désillusion des « anjouanais » pour se maintenir au sommet, comme cela était prévu ?

Anissi Chamsiddine: Je ne sais pas qui a prévu quoi dans cette histoire. Mais toutes les forces politiques de ce pays usent de la division pour se maintenir au pouvoir, le pouvoir central, comme les autres. Moi, je réapprends le droit de conjuguer le « nous », en tenant compte de la multitude de l’archipel, et non en désignant les Comoriens par des appartenances insulaires, qui ne tiennent pas compte de l’histoire partagée. On sait tous que chacun d’entre nous est rarement le descendant d’une seule île dans cet archipel. On a toujours été tributaire d’une histoire qui nous ramène à l’île d’à côté. Les destins des uns et des autres sont liés, et l’entente (mparano) dont je parle nous y ramène, lorsqu’on oublie.

JLP: Dans le chapitre V, vous faites référence à l’« école de la République » et vous mentionnez « les pratiques de leur maître ». De quelle école parlez-vous et pourquoi ne retient-on que ces pratiques ?

Anissi Chamsiddine: Je parle de l’école où l’on a formé les différentes générations qui ont eu à administrer cet archipel. Elles ont appris à agir sous influence de leurs maîtres, tous issus de la tutelle coloniale. Dans le cas précis de Maore, les édiles de l’île ont appris très tôt à confondre leurs problèmes dans un faux débat sur l’immigration, dans lequel ils ont essayé de noyer le « Comorien » qui est en eux. Aujourd’hui, le « Mahorais » veut s’en débarrasser, comme il le ferait d’un djinn intraitable. Ils ont ouvert une fabrique de la clandestinité à ciel ouvert. Un peu comme les politiciens français, qui, dès qu’ils ont un problème qui les dépasse, invoquent l’immigration, pour mieux le contourner.

JLP: Vous évoquez dans le même chapitre la dangerosité de “confier une telle ressource à des mains étrangères”, mais la SONEDE est aux mains des Comoriens et rien ne semble fonctionner. Pourriez-vous expliquer cette contradiction, monsieur le gouverneur ?

Anissi Chamsiddine: Vous vous contentez de lire les faits à l’aune des événements d’aujourd’hui. Vous oubliez que la Sonede a d’abord été une société coloniale (SEC), qui a ensuite été administrée pendant une longue période par un conseiller technique français, qui, avec l’aide des partenaires locaux, a contribué à l’enfoncer. C’était durant le règne de feu Abdallah. A l’époque, elle s’appelait « EEDC ». Vous oubliez qu’elle a ensuite été confiée à plusieurs repreneurs dont une société privée française, avant de se retrouver dans la déroute la plus totale. Aujourd’hui, elle a été renommée pour la énième fois (Sonede, après Mamwe) et se retrouve dirigée par des personnes qui ont des liens avérés avec ceux qui l’ont enfoncée par le passé. Posez-vous les bonnes questions, au bon endroit. Faut-il relever les erreurs factuelles d’aujourd’hui ou faut-il s’interroger sur cette mémoire que d’aucuns disent oubliée ?

JLP: On dit que le ministre comorien des Affaires étrangères a dû se contenter de son passeport français pour passer la frontière de l’Europe et prendre place au Global Gateway Forum, dernièrement. Comment expliquez-vous cette humiliation ?

Anissi Chamsiddine: Encore faut-il qu’il le vive comme une humiliation ! C’est la rumeur qui s’est chargée de propager cette information. Mais ce qui est sûr, c’est que les Comoriens sont pris en otage dans l’espace Schengen, dès lors qu’il s’agit de négocier un visa d’entrée en Europe. Il y a eu l’époque du président Sambi, il y a eu l’histoire du ministre Mohamed Elamine Souef, et il y en aura d’autres, tant qu’on n’établira pas une autre relation avec l’Etat français, qui ne nous voie pas comme des partenaires, mais comme des sortes de « vassaux », à qui il impose ce qu’il veut.

JLP: Dans le chapitre intitulé “ENCORE UN MOT…”, vous affirmez que l’Etat comorien est démissionnaire et qu’il est réduit à la mendicité.

Anissi Chamsiddine: Je dis aussi qu’il nous faut de l’audace et de la démesure pour en finir avec la tutelle. Je n’ai pas écrit un livre contre quelqu’un en particulier. J’ai plutôt écrit ce livre pour redonner du sens au combat archipélique dans son ensemble. Pour que le pays redevienne debout, nous devons nous poser certaines questions. Un pays qui ne sait pas ce qu’il veut ne peut que continuer à vivre cet état de mendicité perpétuel. L’Etat comorien doit reprendre l’initiative, s’il veut du changement pour les siens.

JLP: Est-ce que vous êtes au courant d’un projet visant à installer un radar à Anjouan par Darmanin dans les prochains mois ? Si ce n’est pas le cas, pensez-vous que cela serait réalisable ?

Anissi Chamsiddine: Non ! Je ne suis pas au courant. Mais un radar de plus ou de moins, ce n’est pas ça qui changera notre relation à la tutelle coloniale. La France ne fait que défendre ses intérêts et mentir aux Mahorais. A nous de savoir ce que nous voulons en retour. Ce qui n’est pas encore gagné ! Défier un radar n’est pas un problème pour nos kwasa. Par contre, il appartient à l’Etat comorien de défendre les passagers qui sont dans ce kwasa, quel que soit la raison de leur départ depuis les autres îles. Il ne peut pas continuer à les incriminer, au même titre que l’Etat français le fait avec ses radars et sa police. Nous avons le droit international avec nous. A nous de savoir comment en user.

Propos recueillis par Nabil Jaffar