Réélu avec plus de 59% des voix en avril 2019, le président Azali Assoumani entame un nouveau mandat de cinq années supplémentaires, après des élections chahutées par l’opposition qui crie à la fraude. Il revient pour La tribune Afrique sur les défis structurels de l’archipel, ses orientations géostratégiques et sa relation alambiquée avec l’Hexagone.

Azali Assoumani, président des Comores.
Azali Assoumani, président des Comores. (Crédits : Reuters)
La Tribune Afrique : Dans quelle mesure l’exercice du pouvoir a-t-il évolué entre 2006, date de la fin de votre premier mandat, et aujourd’hui?

Azali Assoumani : Selon moi, la décennie 2006- 2016 a été marquée par une «croissance 0», assortie d’une mentalité peu appropriée à la situation et aux défis à relever. Le constat est clair : il n’y avait pas de devoir d’excellence chez mes prédécesseurs.

Ne considérez-vous pas que le changement controversé de la Constitution, suite au référendum du 30 juillet 2018, a également impacté la gouvernance comorienne?

C’est exact ! Cette nouvelle Constitution va changer plusieurs choses. Le mandat renouvelable est une bonne chose, car l’étude de grands projets se réalise sur de très longues durées, souvent sur cinq ou dix ans et non pas sur un seul mandat. Prenons l’exemple du pétrole: il a fait l’objet de prospection pendant plus de dix ans ! Si vous disposez d’un mandat de cinq ans, qu’est-ce que vous pouvez faire? Alors que s’il est renouvelable, vous avez cinq ans pour lancer des projets qui seront jugés à la fin d’un mandat que les électeurs pourront reconduire s’ils sont satisfaits. Cette réforme a donc permis d’imposer un devoir de résultat.

Par ailleurs, elle apporte davantage de stabilité, car un chef de l’Etat qui n’était choisi que par une partie de la population représentait une situation parfaitement inédite. Aujourd’hui, le peuple comorien s’affirme dans le choix de son leader grâce à cette réforme.

Pourquoi avoir décidé d’organiser ce référendum en 2018 sans attendre la fin de votre mandat?

Si j’avais attendu la fin de mon mandat pour proposer ce référendum alors que l’opposition s’agite déjà après deux ans d’exercice à la présidence, vous pensez vraiment qu’en 2021, cela n’aurait pas posé de problème? J’ai appris qu’il fallait battre le fer tant qu’il est chaud. Du reste, appliquer une décision votée en 2018, trois ans plus tard, représentait un risque non mesuré selon moi. Qui peut nous assurer que dans trois ans les circonstances auraient été plus favorables? Ceux qui s’y opposent aujourd’hui auraient-ils davantage accepté demain? Rien n’est moins sûr. J’ai pris un risque, car cette loi n’est pas rétroactive et ces élections anticipées représentent une nouvelle occasion pour ceux que j’ai battus en 2016, de m’affronter en 2019. Sincèrement, leur réaction me dépasse.

Que répondez-vous à vos détracteurs qui vous accusent d’une trop grande concentration de pouvoirs suite à la suppression des vice-présidents et de la Cour constitutionnelle?

La nouvelle Constitution a été adoptée et ceux qui ne sont pas satisfaits, c’est leur problème ! D’ailleurs, les réfractaires ne sont pas venus aux Assises nationales. Et puis, imaginez-vous un pays qui a un président, trois vice-présidents et trois gouverneurs ? Comment peut-on le gérer? Par ailleurs, tout le monde sait qu’en réalité, il n’y avait qu’un seul vice-président censé remplacer le chef de l’Etat en cas de nécessité. La situation créait des rivalités et des tensions et j’ai moi-même eu maille à partir avec un vice-président de mon île, qui a attenté à ma vie. Ce rôle de vice-président, c’était n’importe quoi! De plus, cela générait beaucoup de dépenses. J’étais d’avis qu’un président n’ait pas de vice-président issu de sa propre île, mais le président Ahmed Abdallah Mohamed Sambi a changé la Constitution. [L’ex-président Sambi est assigné à résidence depuis mai 2018, accusé d’«atteinte à l’ordre public» et inculpé pour «corruption, détournement de deniers publics, complicité de faux et usage de faux et forfaiture» dans le «dossier des faux passeports», NDLR].

Comment créer les conditions pour atteindre l’unité nationale aux Comores et dépasser les velléités régionalistes?

Chez nous il n’y a ni guerre tribale, ni guerre religieuse, mais l’insularité nous pose certainement un problème qui a généré ce communautarisme. Nous n’avons pas créé les conditions de circulation satisfaisantes comme aux Seychelles par exemple, qui ont beaucoup plus d’îles que nous, mais où il n’y a jamais eu ce problème d’unité nationale. Nous devons donc créer les conditions pour atteindre cette unité qui intégrerait Mayotte. Par ailleurs, les Français doivent comprendre de leur côté qu’ils pourraient y trouver aussi leur intérêt, notamment pour exploiter notre pétrole demain. Nous parlons la même langue, ce qui constitue un réel avantage en termes de négociation, car j’ai toujours préféré éviter les interprètes dans ce genre de dossier où l’on s’exprime avec le cœur.

Précisément, à quelle échéance peut-on envisager le lancement de l’exploitation pétrolière et gazière aux Comores?

C’est une vieille histoire. Déjà dans les années 1972- 1973, quand j’étais collégien, l’un de mes professeurs nous parlait des ressources pétrolières. Mes prédécesseurs, notamment le président Sambi, ont eu cette intelligence d’avancer sur le dossier pétrolier. Entre 2006 et 2016, les études de prospection ont débuté, mais c’est également à ce stade que nous avons commencé à nous quereller. Je connaissais des vice-présidents qui ne se disaient même plus bonjour! Chacun avait une société de préférence pour prospecter.

De mon côté, j’avais rencontré une société américaine qui m’avait informé que le rêve pétrolier pouvait devenir une réalité, mais de retour au pouvoir, j’ai préféré suspendre la prospection pour me concentrer sur l’unité nationale et sur la formation des Comoriens, afin qu’ils puissent, le cas échéant, gérer le dossier par eux-mêmes, car aucun Comorien n’a jamais participé aux études préalables. Cela me rappelle le cas ivoirien où l’on est venu installer des toxiques dans ce pays. Nous devons être capables de surveiller ce qu’il se passe à l’intérieur de nos frontières et penser à l’avenir. Imaginez si nous découvrons demain que 90% des ressources pétrolières se situent à côté d’Anjouan! Qui pourra empêcher cette île de déclarer son indépendance?

N’attendez-vous pas que les cours du baril soient plus favorables pour vous lancer dans la course à l’or noir?

Les cours du pétrole montent et descendent, comme vous le savez. Tout dépend de la quantité dont nous disposons. Il nous faut être sûrs d’avoir intérêt à investir de l’argent par rapport aux ressources dont nous disposons. Si l’on dépense des fortunes et que ce que l’on gagne ne nous sert qu’à rembourser l’argent emprunté, à quoi cela sert?

En cas de réélection (*), quelles seraient vos priorités pour accélérer le développement des Comores?

Je pense que nous devons mettre l’accent sur l’énergie. Nous sommes un pays insulaire et nous avons traversé une grave crise énergétique pendant près de dix ans. Nous sommes particulièrement vulnérables au changement climatique et nous devons être très vigilants à cet égard en développant les énergies renouvelables. Nous avons d’ailleurs lancé un projet considérable en matière d’énergie que je poursuivrais, qu’il s’agisse d’énergie solaire, hydraulique ou éolienne. C’est un vaste projet qui comprend également le renforcement des ressources humaines. Il est indispensable de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée, capable d’entretenir nos structures. Par ailleurs, je chercherai des partenaires pour nous aider dans le développement de nos ressources halieutiques et je prendrais les mesures nécessaires pour développer le tourisme dans l’archipel.

Vous évoquiez l’optimisation de la circulation dans l’archipel: quelle place serait donnée au développement des infrastructures qui font encore cruellement défaut aux Comores?

On s’est trompé auparavant, car nos partenaires construisaient les routes, mais ensuite, il nous fallait les entretenir. Nous devons faciliter la circulation des biens et des personnes, car l’enjeu lié aux infrastructures est central quand on pense aux enfants qui étudient jusqu’à l’âge de 18 ans aux Comores, qui poursuivent leurs études à Madagascar et qui reviennent sans même connaître leur pays, faute d’infrastructures suffisantes : cela pose un vrai problème de cohésion et d’unité nationale. Résoudre ce problème nous permettra aussi de réduire les prix, notamment ceux des denrées alimentaires, que nous chercherons par ailleurs à transformer avant exportation pour augmenter leur valeur ajoutée.

Si la France reste votre premier partenaire commercial, la Chine talonne désormais la France et a effacé, début 2017, 630 millions de francs comoriens de dettes. Comment celle-ci accompagne-t-elle le développement des infrastructures?

Nous avons commis une erreur avec les Français, car leurs investissements allaient essentiellement vers l’administration et non vers des projets visibles, à même de relancer l’économie, comme c’est le cas aujourd’hui avec les Chinois qui ont permis le lancement de la TNT, réhabilité le Palais du peuple, construit le stade omnisports [pour un coût de 12 millions d’euros, NDLR] et qui ont également rénové l’aéroport. Pourquoi les Français ne feraient-ils pas la même chose?

Parallèlement, l’engagement de l’Arabie Saoudite se renforce aux Comores, après les distances prises récemment avec l’Iran. Pourquoi ce revirement de situation?

Il s’agit d’un glissement géopolitique effectivement, car les agissements de l’Iran et du Qatar nous ont poussés à faire un choix et on ne le regrette pas. D’ailleurs, nous n’avions aucune relation avec l’Iran avant 2006, c’est-à-dire, avant la présidence de Sambi qui avait étudié à Téhéran. Personne n’avait entendu parler de l‘Iran avant l’arrivée de Sambi ! En revanche, nos relations avec le Moyen-Orient sont inscrites dans la durée, avant même l’indépendance. Nous sommes membres de la Ligue arabe et nos partenaires traditionnels dans cette région sont l’Egypte, le Koweït et l’Arabie Saoudite, qui forment de nombreux cadres comoriens. Nous sommes situés dans une région géostratégique très sensible.

Il ne faut pas oublier que, pendant la Guerre froide, nous étions entourés par des pays maintenus sous le joug de l’Union soviétique : Madagascar, la Tanzanie et les Seychelles avaient choisi le communisme. Un mois après notre indépendance, un coup d’Etat nous a fait pencher vers le communisme et nous pensons que c’est pour cela que la France a voulu conserver Mayotte [si Mayotte est un département français d’après les autorités françaises, selon la résolution 3385 de l’ONU du 12 novembre 1975, Mayotte fait partie intégrante des Comores, NDLR].

On parle de l’Océan indien en oubliant souvent le canal du Mozambique. Or, lorsque le président Nasser a fermé le Canal de Suez, les bateaux qui ravitaillaient l’Europe en pétrole devaient franchir le canal du Mozambique. Nous sommes donc dans une zone géostratégique très importante. C’est la raison pour laquelle le développement de nos ports et de nos aéroports représente un enjeu majeur. On veut aujourd’hui capitaliser cette position géostratégique privilégiée pour s’imposer comme un hub régional.

Précisément, concernant la France : comment vos relations diplomatiques évoluent-elles depuis la crise d’octobre 2018 qui, une fois de plus, avait placé Mayotte au centre des dissensions? (Les migrants comoriens clandestins de Mayotte -10e département français depuis 2011- avaient été renvoyés vers les côtes comoriennes. Les Comores avaient alors refusé de les laisser rentrer, partant du principe que Mayotte appartient à l’archipel des Comores. En retour, les Français avaient gelé les visas pour les Comoriens désireux de se rendre en France).

C’était un incident minime parfaitement gérable à mon sens qui a commencé par le discours du président Macron qui parlait des kwassa-kwassa [barques motorisées sur lesquelles s’embarquent les migrants vers Mayotte et qui chavirent régulièrement, faisant annuellement de nombreuses victimes, NDLR].

La plaisanterie d’Emmanuel Macron sur les kwassa-kwassa vous a-t-elle amusé ?

[Silence] Maintenant oui! [Rires] Nous avons échangé par téléphone depuis, car nous avons beaucoup trop à gagner avec ce partenaire pour s’arrêter à ce simple incident qui me semble minime. Il y avait plus grave, en particulier le document que la France voulait faire signer à notre pays pour que les Comoriens de Mayotte soient rapatriés ici: c’était purement inconcevable.

Ce à quoi vous aviez répondu que les Comoriens ne seraient «jamais illégaux à Mayotte», réanimant les tensions autour de la question mahoraise…

Qui est à l’origine de cette décision? Pourquoi un grand pays comme la France dont la devise est «liberté, égalité et fraternité», membre du Conseil de sécurité des Nations-Unies, qui occupe un pays illégalement, ne fait-il pas profil bas et choisit de recourir à cette provocation? Ce serait plutôt à nous de provoquer la France et non l’inverse! Pourtant, j’ai décidé d’arrêter les résolutions devant les Nations Unies pour reprendre le dialogue avec la France, en dépit du droit international qui est de notre côté. Comment la France peut-elle imposer que nous violions les règles du droit international en notre défaveur? Heureusement, la situation s’est stabilisée depuis cet incident.

Par ailleurs, je tiens à préciser que je sévirai contre les «rapaces» qui se servent des migrants pour s’enrichir. Moroni-Mayotte coûte 1 000 euros par personne. Avec 100 passagers par jour. Faites le calcul! Il s’agit de sommes considérables! Par ailleurs, concernant les kwassa-kwassa, les responsabilités sont partagées. C’est pourquoi nous avons demandé aux Français de nous aider à régler les causes qui poussent de nombreux Comoriens à s’exiler vers Mayotte en leur disant: si aujourd’hui, vous nous aidez ici, on évitera demain, les migrations via les kwassa-kwassa [Signature d’un accord-cadre fin 2018 entre Paris et Moroni pour gérer conjointement la question des migrations clandestines, doté d’une enveloppe de 150 millions d’euros sur trois ans, NDLR].

Seriez-vous prêt à enterrer la hache de guerre définitivement avec Paris, en reconnaissant la souveraineté française sur Mayotte?

Impossible! Bien que j’ai toujours dit que le Comorien qui refuse Mayotte n’était pas encore né [Le pouvoir d’achat des Mahorais est 10 fois supérieur à celui des habitants de l’Union des Comores, NDLR]. Mayotte appartient aux Comores au regard du droit international. On a été mis devant le fait accompli. La France est un pays fort et nous ne sommes pas l’Algérie de l’indépendance pour oser affronter la France.

Maintenant, comme disait De Gaulle: la France n’a pas d’amis, mais que des intérêts. Or, Mayotte et les Comores sont des frères, et les Mahorais sont chez eux ici. Toutefois, pour que les Mahorais reviennent, il nous faut créer les conditions pour qu’ils ne soient pas déçus et se sentent fiers de nous rejoindre. De même que c’est à nous de faire comprendre à la France qu’en entretenant des relations avec les quatre îles réunies, elle gagnerait davantage qu’avec une seule.

Quel regard portez-vous sur la «France de Mayotte » qui draine une émigration médicale importante, alors même que les soins, contrairement à ce qui se pratique en Métropole, sont payants pour les étrangers?

C’est précisément une question que j’ai posée aux Français. Est-ce qu’il y a deux France? Vous savez, le pauvre comorien qui s’exile là-bas a dans l’idée de partir pour la France et non pas de rester à Mayotte, tout comme les Rwandais ou les Malgaches qui vont de plus en plus sur cette île aujourd’hui. Ils veulent partir en France, car ils savent qu’ils seront bien accueillis, même sans papier. Ils auront le droit à des aides sociales, à des soins et à de la nourriture, ce qui leur est refusé à Mayotte. On s’interroge : quel est c’est exercice incompréhensible?

De fait, comment retenir une jeunesse comorienne désœuvrée qui ne chercherait qu’à rejoindre Mayotte, située à seulement 70 km des côtes d’Anjouan?

C’est un défi majeur, car la jeunesse constitue 75% de la population comorienne. C’est une question plus urgente que le pétrole, selon moi. Il faut savoir s’appuyer sur cette jeunesse sinon, ils seront tentés par l’extrémisme religieux, car nous sommes un pays musulman. Le risque terroriste est là et nous devons nous en prémunir. Abdellah Fazul qui a participé aux attentats de 2001 était Comorien, il ne faut pas l’oublier. Il a été manipulé, mais nous l’avons fiché «Wanted» afin d’éviter que les Comores ne soient associées au terrorisme. Nous avons aussi la problématique des Comoriens nés en France qui s’extrémisent là-bas et lorsque la France les refuse sur son territoire, est-ce que je peux les refuser ici ? Je ne peux pas refuser à un Comorien de rentrer chez lui. C’est pourquoi nous devons travailler ensemble pour éviter ce problème. D’ailleurs se pose la question du Comorien radicalisé à Mayotte… Il faut leur proposer des formations adaptées aux besoins.

Nous sommes dans un pays où les jeunes qui étudient n’ont aucune idée de ce qu’ils vont faire demain. Nous avons donc lancé des formations médicales pour disposer des ressources humaines suffisantes le jour où nous ouvrirons le nouvel hôpital par exemple [Signature en avril 2018 du contrat de construction du nouvel hôpital El Maarouf pour un montant de 600 millions d’euros, entre la société China Shenyang International Economic & Technical Cooperation Corporation Limited et les Comores, NDLR] et nous mettrons tout en œuvre pour les inciter à rester aux Comores.

Propos recueillis par Marie-France Réveillard

(*) Cet entretien a été réalisé la veille de la présidentielle, le 23 mars 2019